Agribashing ou agrilobbying ?

La Coordination Rurale 33 adresse une lettre aux maires de Gironde intitulée « Engagement moral de soutien aux agriculteurs ». Cette lettre se termine par un coupon-réponse offrant deux alternatives :

  • “Ne pas prendre d’arrêté municipal contre les produits phytosanitaires et soutenir les agriculteurs” ou bien
  • “Prendre un arrêté municipal contre les produits phytosanitaires et abandonner les agriculteurs”.

En clair, on ne peut soutenir les agriculteurs qu’en acceptant sans restriction les produits phytosanitaires. Demander de ne pas pulvériser de pesticides de synthèse près des habitations (ce que font la plupart des arrêtés municipaux), ce serait “abandonner” tous les paysans.

En plus d’une telle caricature, on tombe de l’armoire en lisant le nom de celui qui signe cette lettre : c’est celui d’un viticulteur bio, c’est à dire quelqu’un de bien placé pour savoir qu’on peut être paysan et ne pas utiliser de pesticides de synthèse.

L’argumentaire est à peine moins caricatural que le choix binaire proposé. A en croire la CR33 critiquer les produits c’est faire de l’agribashing. A juste titre, le texte dénonce les traités de libre échange. La mise en concurrence avec des marchés qui ne respectent pas les mêmes normes est injuste et entraine des dérives qui sont incompatibles avec la survie de la biodiversité et donc de l’humain. Mais l’argument est paradoxal. En effet, comment défendre une agriculture saine et, en même temps, soutenir les firmes qui imposent leurs produits toxiques au monde entier ?

Dénoncer “l’agribashing” est aussi l’argument favori de la FNSEA, y compris lorsqu’il ne s’agit que de réduire l’usage (immodéré en France) des pesticides de synthèse

La CR33 défend les phytos car ils sont “conformes aux normes en vigueur”. Aucune mention du fait que bon nombre d’entre eux sont CMR, PE ou SDHI (cliquer ici pour accéder au glossaire). Aucune allusion au fait que ce sont les industriels des pesticides qui fabriquent eux-mêmes les normes, y compris celles des tests de toxicité. Ni au fait que l’ANSES – notre agence nationale qui accorde les homologations – est loin d’être au-dessus de tout soupçon comme nous l’avons signalé ici. La Cour de Justice Européenne vient de la condamner pour n’avoir pas accordé suffisamment d’attention aux co-formulants, à leur toxicité et aux effets cocktails qu’ils sont susceptibles d’avoir entre eux.

Les agriculteurs sont en bonne santé poursuit le syndicat : « actuellement, aucun élément tangible ne permet d’affirmer que les riverains situés à proximité d’exploitations agricoles sont en danger… les agriculteurs, pourtant bien plus exposés aux produits que les riverains, ont une espérance de vie supérieure à toutes les catégories socio-professionnelles (hormis les cadres) selon l’INSEE. » est-il écrit.

Pourtant une augmentation de maladies graves clairement liées à l’utilisation de pesticides n’est aujourd’hui plus à démontrer. Il a fallu d’ailleurs, face à l’augmentation des cas de Parkinson dans le monde agricole, que l’Etat impose par décret (en 2012) la reconnaissance de cette maladie comme professionnelle par la MSA. D’ailleurs la CR33 concède que selon ” l’Institut National de Médecine Agricole (INMA), … certaines maladies sont liées à la profession d’agriculteur (par exemple le lymphome malin non hodgkinien)” mais elle ajoute qu’il “n’est pas encore prouvé que les PPP en soient responsables”. C’est un effet secondaire de la chlorophylle, alors ?

Pour ce syndicat, sensé défendre les intérêts des agriculteurs et de l’agriculture, il est inacceptable :

  • de faire peser sur les agriculteurs employeurs les conséquences financières d’une intoxication de leurs salariés par des produits ayant bénéficié d’une AMM (autorisation de mise sur le marché).
  • que les services de l’État se désengagent de toute responsabilité et les fabricants font de même en fixant les préconisations d‘EPI (équipement de protection individuelle) au niveau maximum, du premier traitement jusqu’à la récolte.

Si les produits ont été homologués et qu’ils sont utilisés dans le respect des précautions réglementaires, les employeurs ne sont pas responsables sur le plan légal, c’est vrai (cela ne les empêche pas, sur le plan moral, de s’interroger, et nous savons qu’ils sont nombreux à être inquiets).

Notons que ce n’était pas le cas pour Château Vernous condamné récemment pour faute inexcusable pour toute une série de manquement à ces précautions réglementaires justement (voir notre article ici).

Notons aussi que ce raisonnement suppose une neutralité des syndicats agricoles au moment des renouvellements d’homologation. On voit très clairement que ça n’est pas le cas et que, malgré toutes les études du Centre International de Recherche sur le Cancer montrant la cancérogénocité du RoundUp, les pressions que certains syndicats (dont la CR) exercent pour qu’il ne soit pas interdit sont énormes.

Il est avéré, de plus, que chez les professionnels (agriculteurs, salariés de l’agroalimentaire, etc.), il y a un risque accru de développer certaines pathologies :

  • 5 fois plus de risques de développement de la maladie de Parkinson.
  • 2,6 fois plus pour la maladie d’Alzheimer.
  • Un risque accru de lymphome, de leucémie, de cancers du cerveau, du sein, de la prostate et du testicule, de troubles de la fertilité, de malformations génitales, de puberté précoce, de dépression, etc.


Citons aussi quelques études scientifiques et médicales :

  • L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) 3 qui a publié en juin 2013 un rapport établissant un lien entre exposition aux pesticides chez les enfants de riverains de zones d’épandage de pesticides et leucémies, tumeurs cérébrales, malformations congénitales ainsi que troubles neurodéveloppementaux.
  • L’étude CHARGE (Shelton, 2014) qui montre qu’habiter à moins de 1,5 km d’une zone d’épandage de pesticides augmente le risque de troubles du spectre autistique de 60 %.
  • Dans le cadre de la cohorte PELAGIE en Bretagne, le suivi des enfants les plus exposés aux pyréthrinoïdes (d’usage mixte, agricole et domestique) montre qu’ils ont obtenu des scores plus faibles sur les échelles de compréhension verbale et mémoire de travail.
  • D’autres études vont dans le même sens concernant l’exposition au chlordécone, [Multigner 2016], au chlorpyrifos avec baisse du QI [Rauh 2011] ou aux pyréthrinoïdes [Chevrier 2015]).
  • La même cohorte montre que vivre à proximité de cultures de maïs renforce nettement la contamination de la population rurale par certains herbicides (Chevrier 2014).
  • La présence de l’atrazine — pourtant interdit en France, mais encore retrouvé dans les eaux — augmente les risques de retard de croissance intra-utérin, de petit poids à la naissance (corrélé à des complications cardiovasculaires et métaboliques à l’âge adulte) et de petit périmètre crânien. ». Source : site de Générations Futures

Dire que nous n’avons pas de preuve de la dangerosité de ces produits est mensonger.

Pancarte vue dans la manifestation anniversaire des Gilets Jaunes à Bordeaux

Alors, on ne peut s’empêcher de se demander pour qui roule ce syndicat ? En effet, établir un telle relation entre le bien-être des agriculteurs et l’absence de contraintes dans l’utilisation de ces produits mortifères ressemble étrangement aux “éléments de communication” des industriels eux-mêmes.

Demander à des maires de prendre l’engagement de soutenir les agriculteurs en regardant ailleurs et en les laissant utiliser ces produits, faire culpabiliser les élus qui prendraient un arrêté pour protéger les riverains relève d’une malhonnêteté pour le moins surprenante.

Notre association défend une agriculture propre. Nous ne dirons pas bio, mais traditionnelle. On sait aujourd’hui, et depuis des millénaires, en fait, qu’une telle agriculture est possible … mais pas dans le modèle actuel de monoculture intensive. C’est bien ce modèle agricole qui est à revoir car il prend les agriculteurs en tenaille entre des exigences de rendement qui augmentent sans cesse et celles de respecter les humains, les insectes, la terre, l’eau et l’air … autant de choses indispensables à la poursuite même de l’agriculture. Plusieurs études, dont celle du FMI, montrent aujourd’hui que des modèles agricoles plus vertueux permettraient de se passer de ces produits et pourtant de nourrir l’ensemble de l’humanité.
Alors qu’attendons-nous, si ce n’est le courage politique pour nous dresser face à ces trusts qui engrangent les dollars sur la maladie et la destruction de la biodiversité ?

Enfin lorsque des élus locaux décident de prendre des mesures pour protéger la santé de leurs concitoyens, c’est bien une mesure légitime de santé publique, à la hauteur de leur responsabilité de premier magistrat de la commune.

Mise à jour du 6 décembre 2019

Dans un article paru le 4 décembre (réservé aux abonnés) et commentant cette lettre envoyée à tous les maires Aude Boilley, journaliste à Sud-Ouest rapporte les échanges qu’elle a pu avoir tant avec le président de la CR33 que celui d’Alerte Pesticides. Quelques extraits :

“Pour Lionel Lorente, le président de la Coordination rurale girondine, la coupe est pleine. « Depuis des mois et même des années, les agriculteurs sont victimes de dénigrements quotidiens. Leur moral est au plus bas, l’agriculture traverse une crise importante et un tiers des agriculteurs gagne moins de 350 euros par mois. Dans le même temps, nos institutions ne nous soutiennent pas et les maires qui prennent des arrêtés anti-pesticides attisent les braises », déplore le viticulteur bio de Gauriac (Côtes de Bourg).”

Après avoir cité le paragraphe de la lettre où L. Lorente affirme qu’il n’y a aucun effet des produits phytos sur la santé des agriculteurs, la journaliste communique la réaction de notre association :

« Autant je comprends que la Coordination rurale demande de l’aide aux maires, autant je ne comprends pas comment on peut véhiculer autant de contre-vérités », regrette Henri Plandé, président de l’association. « Nous ne sommes pas contre les agriculteurs. Nous défendons la même cause. Ils sont importants. Ils sont maltraités, mal payés et des gens s’enrichissent sur leur dos tout en les rendant malades. Je les incite à venir à nos côtés, on peut construire quelque chose de différent. »

Enfin le dernier paragraphe de l’article est instructif :

“Lionel Lorente reconnaît que cette position peut choquer. « Moi-même, je suis moins à l’aise avec cette phrase », reconnaît celui qui s’est converti en bio il y a une dizaine d’années, lassé justement de manipuler des produits phytosanitaires. « Mais je suis à la tête d’un syndicat qui défend tout le monde, viticulteurs ou non, bio ou non », poursuit l’élu à la Chambre d’agriculture conscient que les changements ne peuvent s’opérer du jour au lendemain.”