article publié le 30 mars 2020

modifié le 16 mars 2021 (voir en fin d’article)

C’est une grosse note de lecture que nous consacrons à l’ouvrage de Fabrice Nicolino, l’instigateur des Coquelicots et notre complice dans les combats que nous menons contre les pesticides. Cet ouvrage est une mine d’informations et nous invitons tous ceux qui ne l’auraient pas encore lu à le faire.

Le crime est presque parfait aborde l’histoire particulières des SDHi (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase, voir ci-dessous) qui sont des produits assez récents. Ils sont arrivés en France à partir de 2006 mais se sont surtout développés depuis 2013.

Ces fongicides, dont nous avons décrit le fonctionnement dans cette rubrique, ont quelques célébrités dans la région comme le Boscalid introduit en 2006 par BASF contre la pourriture grise ou le fluxapyroxad alias le Yaris introduit par le même fabricant en 2012. Les cultures céréalières utilisent abondamment le bixafen ou le fluopyram proposé par Bayer et ce fluopyram est même utilisé dans le traitement des pelouses sportives. Des dizaines de produits commerciaux contenant 11 substances actives de type SDHi ont été autorisés en France ces dernières années.

Yaris et Boscalid sont classés H351 « susceptibles de provoquer le cancer » et le deuxième est le pesticide le plus souvent retrouvé aujourd’hui dans les aliments au plan européen et le plus souvent retrouvé dans l’air des villes françaises. On le retrouve aussi dans 63 % des cas dans les cheveux des femmes enceintes de la cohorte POPEYE, alors que ce produit est associé, selon l’ANSES, au risque de cryptorchidie (malformation des testicules) des enfants à naître.

Une instruction à charge

Pour comprendre pourquoi et comment des produits aussi dangereux sont mis sur le marché, F. Nicolino va partir des constats du professeur Rustin et de ses collègues dans une tribune parue le 15 avril 2018 dans Libération et dont nous avons fait le commentaire ici. Cette tribune avait été précédée d’une première alerte téléphonique du Pr Rustin qui avait signalé ses inquiétudes à l’ANSES. Sans suite. La parution de la tribune semble plus efficace puisque l’ANSES va inviter Rustin et huit de ses collègues à présenter leurs résultats scientifiques, le 14 juin 2018. 

Un chapitre entier est consacré à la reconstitution-description de cette rencontre entre l’équipe de chercheurs et la direction de l’ANSES secondée par un groupe de travail (un groupe d’expertise collective d’urgence GECU). Ce GECU sera missionné par l’ANSES pour produire un rapport d’expertise consternant qui paraîtra le 15 janvier 2019 par l’ANSES, avis qui ne sera pas remis en cause par la publication d’une étude encore plus poussée et plus alarmante de l’équipe de l’INSERM en novembre 2019.

Le mépris qu’ont ressenti les chercheurs ce 14 juin de la part d’une direction de l’ANSES fort peu compétente sur le sujet traité, sera aggravé lorsqu’ils prendront connaissance de la composition de ce GECU : aucun de ses quatre membres n’est spécialiste des problèmes que soulèvent les SDHi, sauf – et nous verrons de quelle manière par la suite – Marie-France Corio-Costet, directrice de recherche à l’INRA. Voici la présentation qu’en fait F. Nicolino :

« Dans le cadre de son institut, elle a ainsi travaillé sur crédit du Comité interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) souvent épinglé pour un usage délirant de pesticides dans les vignes. Et aussi pour Syngenta, transnationale de l’agrochimie et producteur de SDHI, dans le cadre d’un programme financé à hauteur de 96 000 euros. Enfin pour l’entreprise De Sangosse, important distributeur de pesticides en France. »

Le crime est presque parfait (p. 88)

Le rapport produit par ce GECU conclut que Rustin et son équipe « n’apportent pas d’éléments en faveur d’une exposition qui n’auraient pas été prise en compte dans l’évaluation des substances actives concernées », ce qui permet à Roger Genet, directeur de l’ANSES, de conclure à son tour qu’il n’y a pas “d’éléments en faveur de l’existence d’une alerte sanitaire qui conduirait au retrait des autorisations de mises sur le marché actuellement en vigueur conformément aux cadres réglementaires nationaux et européens” (p. 101). Fin de partie.

Les rouages de l’ANSES

La deuxième partie du livre consiste à explorer les multiples liens entre les lobbyistes, les fabricants de produits, un certains nombres de scientifiques et les agences nationales ou européennes censées protéger notre santé. L’enquête donne le vertige.

L’historique de l’ANSES, notre agence nationale de la sécurité sanitaire est instructif. Cette agence est le résultat de la fusion en 2010 de plusieurs agences nationales  : 

  • l’ANMV (agence nationale du médicament vétérinaire) crée en 1994 qui était censée lutter contre l’antibiorésistance induite par l’usage débridé des antibiotiques dans l’élevage. En fait cet usage a augmenté de 12,6 % entre 1999 et 2009. 
  • L’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail) née en 2001 (AFSSE à l’époque) qui a pour mission la surveillance des produits chimiques, la sécurité sanitaire au travail. L’IGAS et l’IGE l’ont épinglée dans un rapport de janvier 2006 pour ses « méthodes scientifiques». Un autre rapport de l’IGAS en 2011 a souligné des « liens d’intérêt financier nombreux et difficiles à qualifier », de possibles conflits d’intérêts …
  • – l’AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire des médicaments). De nombreux membres sont soupçonnés d’avoir des liens avec l’industrie. L’AFSSA n’a rien fait contre le développement de la malbouffe (sucre, sels, gras contenus dans les plats de l’industrie agroalimentaire) et des compléments alimentaires. Plusieurs enquêtes journalistiques ont montré à quel point les comités d’experts spécialisés (CES) n’étaient pas indemnes de conflits d’intérêts. Par exemple, en 2012, 3 membres seulement du CES « Nutrition humaine » sur 23 avaient une déclaration vierge de tout intérêt et le tiers des autres appartenaient à l’institut Danone.

Des carrières prometteuses

F . Nicolino présente ensuite quelques personnages que l’on retrouve à des postes clés. Par exemple Catherine Geslain-Lanéelle, ingénieure agronome qui a eu une belle et rapide carrière : détachée dès 91 auprès de la Commission européenne pour s’occuper de gestion des risques, que l’on retrouve ensuite chef de bureau des produits laitiers au Ministère de l’Agriculture français, puis au cabinet de Louis le Pensec, ministre socialiste de l’Agriculture. Propulsée fort jeune encore à la DGAL (Direction générale de l’alimentation) elle est quelque peu éclaboussée par la crise de la vache folle lorsqu’on découvre en 2000 que des éleveurs français continuent de nourrir les bovins avec des farines animales. Cela ne l’empêchera pas de contribuer au renouvellement de l’autorisation du Gaucho, cet insecticide de Bayer tueur d’abeilles. Elle se permettra même de s’opposer à une perquisition judiciaire dans ses bureaux sur cette question. Elle devient en 2006 directrice de l’EFSA (l’autorité européenne de sécurité des aliments).

Trois ans plus tard, un article du Monde du 29/06/2009 fera un premier bilan de son travail : sur 50 demandes d’autorisation d’OGM déjà étudiées par ses services, 42 ont reçu un avis positif à l’unanimité des membres du panel OGM présents, les votes se faisant à main levée… C. Geslain-Lanéelle soutient en 2010 la présidente de l’EFSA, la hongroise Diana Banati, qui est en théorie sa supérieure hiérarchique. Or José Bové vient de découvrir que Diana Banati siège en secret au comité des directeurs d’un organisme planétaire – l’ILSI (International Life Sciences Institute) – qui est le plus grand lobby agroalimentaire et financé par Bayer, Monsanto, DuPont (p. 139). Malgré le rapport d’une ONG (Corporate Europe Observatory) en 2012 confirmant les liens très forts entre l’EFSA et l’industrie, seule Diana Banati quitte l’EFSA (pour rejoindre l’ILSI) mais Catherine Geslain-Lanéelle reste jusqu’en 2013, année où elle va rejoindre un poste sur mesure à la Direction générale de la performance économique et, tout récemment, elle a été candidate (malheureuse) à la direction exécutive de la FAO !

D’autres parcours sont décrits comme celui de René Truhaut, professeur de toxicologie, inventeur dans les années 60 de la notion de DJA (dose journalière admissible). Cette notion a ensuite été étendue aux résidus de pesticides ou de médicaments vétérinaires présents dans l’eau. Les recherches sur les perturbateurs endocriniens de Laura Vandenberg en 2012 puis Barbara Demeneix et Rémy Slama pulvériserons ce concept de DJA en révélant notamment l’effet cocktails possible entre les molécules. Le développement de l’épigénétique, cette science nouvelle qui montre à quel point les informations de l’ADN peuvent être influencées par l’environnement confirmera la nécessité de nouveaux outils d’évaluation. Signalons au passage que 2/3 des pesticides pourraient être peu ou prou des perturbateurs endocriniens !

L’alliage INRA-FNSEA-ANSES-ACTA

Riche de nombreuses informations sourcées, l’ouvrage de F. Nicolino nous montre aussi l’intrication des structures d’État, avec celles liées à l’industrie des pesticides et avec la FNSEA. 

L’histoire de l’ACTA est à ce propos édifiante. L’Association de coordination technique agricole est née en 56, à une époque d’intensification de la production agricole. Son premier président est Jean Pinchon, ingénieur agronome, alors secrétaire de René Blondelle – patron des Chambres d’Agriculture et ex-président de la FNSEA. Pinchon partira ensuite pour le ministère de l’économie dirigé par VGE, puis le ministère de l’agriculture dirigé par Edgar Faure. Il a ensuite fini sa carrière comme directeur d’une société d’État. Le premier employé de l’ACTA, lui, sera ensuite secrétaire de la CSP (Chambre syndicale de la phytopharmacie), ancêtre de l’UIPP…

L’ACTA va se développer très rapidement pour promouvoir les pesticides en propulsant des milliers de vulgarisateurs, techniciens, ingénieurs tout en nouant des liens très étroits avec l’INRA et en restant très liée à la FNSEA. L’ACTA absorbera de nombreux organismes agricoles dont ARVALIS, l’Institut du végétal, crée en 2002, qui emploie plus de 400 personnes. ARVALIS compte 27 implantations en France, des stations expérimentales ou des centres techniques. Il en partage 6 avec l’INRA et la FNSEA (via la Fédération nationale des agriculteurs multiplicateurs de semences). Il en partage 2 avec des lycées agricoles ou centres de formation, et 7 avec des chambres d’agriculture et des coopératives agricoles. ARVALIS est aussi en partenariat avec InVivo, une énorme coopérative qui exporte dans le monde entier des pesticides. Ces mêmes cooopératives agricoles sont liées avec la FNSEA dans un lobby européen (la COPA-COGECA) dont le cheval de bataille est la défense des pesticides et du glyphosate.

Et les SDHi là-dedans ?

Des rencontres multiples existent entre tous ces gens au sujet des fongicides comme le symposium de Reinhardsbrunn dont l’organisateur est une société savante allemande membre de deux structures de lobbying. Dans ces congrès se retrouvent des chercheurs de l’INRA, d’ARVALIS et même de l’ANSES. F. Nicolino décrit ainsi l’édition 2016 de ce symposium :

« Le colloque est directement sponsorisé par Syngenta, Bayer, BASF. Ne sommes-nous pas en famille ? Mme Walker y intervient à nouveau à deux reprises, en particulier pour une communication intitulée « Durables stratégies pour l’usage des pesticides ». Je découvre à cette occasion qu’elle fait partie d’un groupe de travail appelé Fondu, pour Fongicides Durabilité. Ces gens savent rire.
Avec qui ? Avec Mme Corio-Costet, la perspicace enquêtrice du groupe des quatre de l’ANSES sur les SDHI. Ces gens savent rire.
Je découvre dans la foulée que Mme Corio-Costet a fait partie du jury de thèse de Mme Walker – soutenue le 23 mai 2013 -, ce qui crée, chacun le comprend, d’heureux liens.
 »

Le crime est presque parfait (p. 188)

F. Nicolino ajoute que Mme Walker, elle aussi chercheuse à l’INRA, a publié en 2011 dans la revue d’ARVALIS un article qui « a beaucoup servi la cause des SDHI » dont le titre est « Les SDHi, une nouvelle famille pour protéger les céréales » (p 199).

Ces observations permettent de comprendre la question posée précédemment par l’auteur à propos de la composition du groupe d’experts (GECU) : « pourquoi avoir mis dans ce groupe restreint une Mme Corio-Costet liée indubitablement au petit milieu des fongicides ? » (p. 90). F. Nicolino soupçonne Mme Corio-Costet d’avoir « joué un grand rôle dans l’affaire » [de ce GECU] car « n’était-elle pas la seule à savoir quelque chose des fongicides et des intérêts en jeu ? » (p. 91).

L’ANSES ne pouvait pas entendre les alertes de l’équipe de Rustin – et sans doute sa décision de botter en touche est prise depuis le premier coup de fil – puisqu’elle milite, avec l’INRA et ARVALIS depuis dix ans pour le développement de ces fongicides au nom de la lutte contre les phénomènes de résistances des champignons. On peut même dire que l’ANSES, l’INRA et ARVALIS ont activement contribué à l’engouement pour ces nouveaux fongicides.

Les coûts cachés

Le blocage face aux résultats des recherches de l’équipe du Pr Rustin est donc profond. Pourtant, l’alerte qu’elle lance est énorme et lorsque l’on va commencer à mesurer les dégâts des SDHi, le grand public risque de découvrir l’énormité du scandale. Aujourd’hui de nombreux programmes de recherches régionaux ou nationaux affichent une volonté de réduire l’usage des pesticides, à l’instar du plan Ecophyto, fameux pour son désastre.

L’INRA (devenue INRAE) a lancé sur impulsion gouvernementale le programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement », doté de 30 millions d’euros. Mais le ministère de la Recherche a interdit à l’INRAE de travailler dans ce cadre, sur la question des « coûts cachés », c’est à dire sur les conséquences des pesticides sur la santé et l’environnement. Cette question des coûts cachés pourrait effectivement être une bombe et face au refus de nos dirigeants d’en prendre la mesure, 260 chercheurs ont signé une tribune « Au nom du bien commun » où ils dénoncent le fait que « les travaux sur les impacts des pesticides sur la santé humaine et environnementale et les coûts que ceux-ci impliquent pour la société sont exclus des appels à projets ». Cette tribune conclut :

« L’analyse des effets et des impacts des pesticides doit être portée par la recherche publique, en toute indépendance et transparence, au service des citoyens et citoyennes et au nom du bien commun de la préservation de la nature et de ses écosystèmes »

télécharger la tribune “Au nom du bien commun”

F. Nicolino conclut son excellent ouvrage sur la nécessaire désobéissance civile pour sortir de toutes ces impasses, redonner aux citoyens le pouvoir de décider, de préserver leur environnement, voire de « résister [au gouvernement] quand sa tyrannie ou son incapacité sont notoires ou intolérables », comme invitait à le faire le poète philosophe américain Henri David Thoreau*, dès le XIXe siècle.

*Henri David Thoreau, Civil Disobedience (Désobéissance civile), 1849.

Mme Corio-Costet dans une lettre qu’elle nous a adressée le 10 mars 2021 conteste plusieurs points. Elle a participé au GECU mais ne l’a pas piloté. Elle confirme avoir travaillé pour le CIVB et la société De Sangosse mais pas sur le thème des SDHI. Elle a bien participé au jury de thèse de Mme Walker mais ne l’a pas présidé (ce que nous avions effectivement écrit par erreur). Enfin elle nie formellement avoir participé à la promotion des SDHI.
Notre note de lecture avait pour but de résumer les informations très importantes contenues dans cet ouvrage concernant le danger des SDHI et l’entêtement des pouvoirs publics à ne pas leur appliquer le principe de précaution. Elle ne prétendait pas mener une enquête sur les personnes citées. Afin de préciser qui dit quoi nous avons remplacé tous les passages qui évoquent Mme Corio-Costet par des citations exactes de l’ouvrage
Le crime est presque parfait qui n’a été contesté par personne. Chacun pourra s’y référer pour en savoir davantage.