Parler de distances pour ne pas parler des produits

Dans un pays où l’actualité des pesticides est dense, suite aux arrêtés municipaux pris par des maires chaque jour plus nombreux et soutenus par la population du pays (voir nos précédents articles), le gouvernement soumet à consultation publique un projet de décret, et un projet d’arrêté.

Le site gouvernemental de la consultation (copie d’écran)

Nous essayons dans cet article de vous donner les éléments pour participer à cette consultation en ligne du 9 septembre au 1er octobre 2019.

Le projet de décret

Le projet de décret renvoie, en grande partie, la réglementation concernant l’utilisation des pesticides à des chartes départementales prévues par l’article 83 de la loi Egalim (lien). Ces chartes doivent être élaborées par les organisations syndicales ou à l’initiative des chambres d’agricultures. 

Elles doivent inclure 

  • les modalités d’information des résidents et des personnes présentes (voir glossaire).
  • les distances de sécurité ou des mesures apportant des « garanties équivalentes ».

Elles peuvent inclure :

  • le recours à des techniques de pulvérisation particulières
  • l’information sur les dates et horaires de traitements
  • les modalités pratiques d’application des distances de sécurité

Elles seront ensuite soumises à consultation auprès des riverains (choisis comment?) et des associations concernées (idem?) par les chambres d’agriculture. Les chartes seront enfin validées par les préfets au premier trimestre 2020. 

Notre commentaire

Une charte n’est pas une loi, ni un arrêté : elle sous-entend un gré-à-gré entre les signataires et un règlement des conflits à l’amiable. C’est d’ailleurs ce qu’écrit le décret qui ne prévoit aucune sanction en cas de non-application et seulement des remontrances de la part du Préfet qui pourra “demander aux organisations concernées de remédier aux manquements constatés”. Constatés par qui ? Quels agents vont contrôler la bonne application des textes ? Enfin et surtout quel sera le contenu des mesures prises par ces chartes écrites par les utilisateurs c’est à dire ceux qui répandent les pesticides ? Ce qui se passe dans les premiers départements à avoir engagé le processus n’est pas pour nous rassurer : en Charente-Maritime la FDSEA17 s’est empressée d’écrire sa charte, de se concerter avec elle même et l’association des maires du département, et de faire valider le tout par le préfet. Mais elle promet de recueillir dès la fin septembre l’avis des associations…

Le projet d’arrêté

L’arrêté de 2017 suspendu par le Conseil d’État (voir notre article) doit être réécrit avant la fin de l’année 2019. 

Les leviers envisagés pour diminuer le risque d’exposition des populations sont des mesures portant sur la distance et d’autres sur le type de pulvérisateur. La seule mesure portant sur la nature des produits est contenue dans l’article 14 qui institue une distance incompressible pour les produits phytos portant une mention de danger. Mais cette distance est de … 10 m. Pour les autres produits, cette distance pourra être ramenée à 5 m voire à 3 m par les chartes si les mesures qu’elles proposent apportent « des garanties équivalentes ».

Ecole et terrain de sport à St Ciers de Canesse (33) assez proches d’une vigne qui ne semble pas traitée avec des produits anodins.

Une autre modification à l’article 2 portant sur les conditions météorologiques ajoute – outre l’interdiction de pulvériser si la vitesse du vent est supérieure à 3 Beaufort – l’interdiction en cas de précipitations supérieures à 8 mm/h.

Les mesures de protection des ressources en eau restent suspendues à la catégorie des cours d’eau dont une bonne partie a été déclassifiée (article L. 215-7-1 du code rural). Enfin l’article 1 précisant que les délais de rentrée indiqués sur les bidons de produit ne s’appliquent qu’aux professionnels est maintenu.

Notre commentaire

Pour le dernier point, il nous semble problématique de laisser un promeneur occasionnel longer une culture alors que l’étiquette du produit qui a été épandu précise que le travailleur agricole doit attendre, lui, 48 heures avant de rentrer sur la parcelle (comme c’est le cas pour beaucoup de produits utilisés dans la région).

Nous ne voyons pas bien non plus comment la mesure de limitation en cas de pluie (utile pour préserver la ressource en eau) pourra être respectée tant il est difficile, quand il commence à pleuvoir, de prévoir la hauteur d’eau qui sera tombée au bout d’une heure, même avec une application sur son smartphone.

Quant à l’article 14 et à ses alinéas portant sur la distance, on est en droit de se demander sur quelle base scientifique repose l’affirmation qu’une distance de 10 m assure une sécurité vis à vis de produits portant les phrases de risque H300, H304, H310, H330, H331, H334, H340, H350, H350i, H360, H360F, H360D, H360FD, H360Fd H360Df, H370, H372, ou contenant une substance active considérée comme un perturbateur endocrinien selon les critères du règlement (CE) n° 1107/2009 (une définition très restrictive des perturbateurs endocriniens comme le dénoncent plusieurs associations).

  • Les phrases mentionnées ci-dessus signifient pourtant : mortel en cas d’ingestion, mortel par contact cutané, mortel par inhalation, cancérigène probable, peut nuire à la fertilité, ou susceptible de nuire au fœtus.
  • On est encore plus étonné de l’assurance avec laquelle les experts affirment maîtriser le risque d’exposition avec cette distance de 10 m lorsqu’on sait que les perturbateurs endocriniens n’ont pas de dose seuil et qu’ils agissent même à de très faibles concentrations !

Le gouvernement soutient dans la présentation de cette consultation que ces mesures ont une base scientifique : l’avis de l’ANSES paru à point nommé en juin 2019 et que nous avons déjà évoqué dans un précédent article. 

Exemple-type d’étiquette (source “La gestion des risques liés à l’utilisation des produits phytosanitaires”, de l’UIPP)

L’avis de l’ANSES

Il est la caution scientifique de tout cela. Mais ce n’est qu’une apparence, ce qui n’étonne pas vraiment de la part d’un organisme qui compte dans son équipe de direction des lobbyistes notoires.

Cependant, qui n’est pas médusé, en observant la formule suivante destinée à calculer l’exposition par inhalation des résidents aux pesticides volatilisés ? 

Formule extraite du rapport de l’Anses, page 9

La méthodologie de calcul sous-jacente est présentée avec de nombreuses références bibliographiques mais elle renvoie pour l’essentiel à un guide produit par l’EFSA (l’agence européenne de sécurité de l’alimentation) dont on apprend (page 5) qu’il repose « sur des données limitées issues d’études effectuées dans les années 1980 et sur les données de l’US EPA. A ce titre, l’EFSA recommande la réalisation de nouvelles études ». Cette méthodologie a d’ailleurs été largement critiquée par les professionnels et, en page 4, l’Anses reconnaît « qu’aucune méthodologie validée au niveau UE n’est actuellement disponible ».

Il saute aux yeux que ces données sont limitées car ces calculs s’appliquent quelle que soit la nature du produit phytosanitaire (cancérigène, perturbateur endocrinien ou simple allergisant). Et c’est là le tour de passe-passe de l’ANSES : faire croire que la nature des produits ne change rien à l’affaire du moment qu’ils ont leur AMM (autorisation de mise sur le marché). Le tout, c’est d’arriver à construire un tableau (page 8) indiquant « les valeurs d’exposition au 75ème percentile par inhalation pour les résidents » où l’on « voit » qu’à 10 m pour un adulte elle est de 0,0021 mL et pour un enfant de 0,00164 mL.

C’est bien Docteur ? Ben il faut croire.

Pourtant l’ANSES rappelle elle-même le règlement UE n°284/2013 qui l’oblige à prendre en compte, dans son estimation de l’exposition des personnes, la dangerosité de la molécule d’une part, et la possibilité d’effet cocktail d’autre part lorsque plusieurs molécules sont susceptibles d’interagir.

Le rapport assure en outre que le choix du (bon) pulvérisateur va permettre de réduire davantage cette exposition. Des tableaux et des renvois techniques sont proposés en annexe du projet d’arrêté qui nous promettent une réduction de 95 % des dérives de pulvérisation si – par exemple – on utilise en viticulture un pulvérisateur avec panneaux de récupération (voir ce guide pratique en ligne).

Pulvérisateur avec panneaux de récupération, image extraite du guide pratique du pulvérisateur

 

Or comme nous le rappelle l’agence ATMO Nouvelle Aquitaine, dans sa toute dernière étude sur les pesticides dans l’air de la région (campagne de 2018), les dérives de pesticides ne se produisent pas seulement au moment de la pulvérisation. Les décalages dans le temps entre les pics de pesticides dans l’air de St Estèphe et dans celui de Bordeaux-centre (jardin botanique), sous le vent dominant en provenance du Médoc, montrent qu’il y a plusieurs types de transport dans l’atmosphère (illustrés par l’image ci-dessous extraite de ce rapport ATMO) :

  • la dérive au moment de l’application, c’est à dire qu’une partie de la pulvérisation n’atteint pas le sol ou la culture et elle est mise en suspension par le vent et les courants d’air (les pulvérisateurs dernier cri réduisent cette dérive).
  • la volatilisation post-application à partir des sols ou de la végétation traitée ; elle semble, pour certaines molécules, plus importante que la première (cette dérive n’est pas affectée par le type de pulvérisateur).
  • l’érosion par le vent de ce qui était adsorbé dans les poussières de sols traités.

Par ailleurs le capteur installé à Poitiers par l’agence ATMO a détecté du Folpel, un fongicide cancérigène utilisé dans les vignobles du cognaçais, à plus de 100 km de là. De quoi relativiser les distances de 5 ou 10 m qui nous sont proposées…

En conclusion

Nous espérons que vous aurez trouvé des arguments dans cet article pour répondre à l’enquête gouvernementale. L’alternative qui nous est proposée portant sur une distance de sécurité de 5 m ou 10 m (déjà inscrite sur les bidons), ou sur l’utilisation de tel ou tel pulvérisateur sert à notre avis de chiffon rouge.

Elle crispe les relations déjà tendues entre associations et certains syndicats agricoles mais surtout elle permet d’éviter une question fondamentale – celle qui nous inquiète tous, riverains comme travailleurs agricoles – à savoir la nature des produits utilisés

La seule solution pour réduire les risques est de cesser l’utilisation des pesticides de synthèse, et d’abord les plus dangereux (CMR,PE, SDHi). La seule garantie existante qui certifie la non-utilisation de ces produits est la certification « bio ».

Il est donc urgent d’investir dans la formation à la transition, d’accompagner financièrement les agriculteurs, pour que ce mode d’agriculture se généralise, en premier lieu autour des établissements sensibles (écoles, crèches, collèges, hôpitaux, EPADH…) et des habitations.

En complément : le communiqué de presse publié ce 16/09/2019 par nos associations.