Vignoble bordelais, faut-il arracher ?

Les vins de Bordeaux se vendent — globalement — de plus en plus mal, même si le phénomène ne touche pas de façon égale toutes les appellations ni tous les types de vin, il se confirme d’années en années. Il y a des nuances qui méritent réflexion : le prix moyen du tonneau de vin bio est maintenant le triple de celui du tonneau de vin conventionnel. La surproduction globale touche essentiellement ce dernier type de vin dont les ventes sont systématiquement inférieures à la production en volume depuis plusieurs années.

Au problème de la mévente s’ajoute celui des pesticides (le deuxième participant au premier) et du voisinage entre les vignes et les habitations, les établissements sensibles comme les écoles ou collèges lorsque les vignes sont traitées avec des pesticides de synthèse. La charte des riverains de Gironde n’a pas trouvé de solution. Au contraire, elle a aggravé le problème en réduisant les distances règlementaires d’épandage à 3 m et en refusant de proscrire les produits les plus dangereux.

Vignes arrachées dans le Bourgeais
Vignes arrachées dans le Bourgeais

Pourquoi arracher ?

Face à cette situation, certains viticulteurs envisagent l’arrachage. Ce phénomène nouveau nous a intrigués et nous sommes allés rencontrer une vigneronne du Bourgeais qui a décidé, sans attendre des décisions administratives ni d’éventuelles subventions, de le faire.

« Nous avons arraché parce qu’on peut développer d’autres cultures, propres, et qu’on peut éventuellement en vivre. C’est un retour aux sources. En Côte de Bourg il n’y avait pas 100% de vignes. Dans certains villages, comme Tauriac, Teuillac, Pugnac il y avait de l’élevage et de la polyculture ! ».  S’il y a eu un tel développement de la vigne dans les années 60, c’est parce qu’il y a eu « une valorisation supérieure à celle de l’élevage ». Mais maintenant, « trop c’est trop ! Il y a trop de vignes ! ». Nous visitons ensemble l’un des villages où la viticultrice a arraché toute la parcelle qui entourait l’école. « Il faut arracher les palus, là où le vin est de moins bonne qualité, ou bien autour des établissements scolaires ». Pour notre interlocutrice, c’est une affaire de bon sens.

Pendant longtemps, chaque vigneron avait plutôt à cœur d’agrandir sa surface, ne serait-ce que pour peser plus lourd face aux banques. Produire davantage donc s’agrandir, donc acheter des machines, donc emprunter encore avec des emprunts garantis sur la récolte à venir. Une course sans fin… Oui mais voilà, ajoute notre interlocutrice, évoquant la production sur la Gironde : « On ne peut pas décemment produire 5 millions (d’hectolitres) et n’en vendre que 4 ! Moi j’avais 30 hectares. Si je n’en vends que la valeur de 10 à quoi ça sert ? Pour les sous-vendre à des négociants ? Non ! , je préfère ne vendre que 30 000 bouteilles à 10 € — ce qui correspond à 8500 € le tonneau — plutôt que 900 € le tonneau, le prix pratiqué actuellement (soit 1 €/L) !

La viticulture en Gironde est devenue une monoculture intensive
La viticulture en Gironde est devenue une monoculture intensive

Une (fausse) solution pour de nombreux petits producteurs est effectivement de brader à des négociants leur production qui ne trouve pas preneur. Mais c’est une fuite en avant catastrophique car l’année suivante va encore moins rapporter, et « c’est là que la filière entière sombre », nous confirme la vigneronne.

C’est ainsi qu’elle a décidé de réduire la part de la vigne sur sa propriété. “Je me suis aperçue que je ne vendais pas correctement mon vin ! Donc j’ai dit « stop ! ». Je préfère n’avoir que 12 ou 15 ha et en vivre correctement sans polluer les gens ! Voilà, c’est tout ! Car sinon tu vends ton vin à 900 € le tonneau c’est en dessous du prix de revient ! Nous on a un prix de revient comptable de 1900 € le tonneau car on produit seulement 35/40 hecto/ha en moyenne !”. Notre vigneronne nous interpelle : “Est-ce que tu connais quelqu’un qui vend à perte sans arrêt ? Ce n’est pas possible !”

Pourquoi pas distiller ?

Nous lui demandons si la distillation, comme le propose Bernard Farges, président du CIVB, ne serait pas une solution pour écouler les surplus, tout en faisant des « biocarburants ». La réponse est immédiate : « ça c’est n’importe quoi … ce n’est pas ce qu’il faut faire, je suis désolée, il faut arracher. Point. La distillation ça ne sert à rien c’est un pansement sur une jambe de bois ! »

Des organismes comme le CIVB ont effectivement leurs propres logiques internes, ce que nous confirme d’autres viticulteurs de la région. Leur budget est assis sur les COV (cotisations obligatoires volontaires) que versent les agriculteurs proportionnellement à la surface de leurs parcelles de vignes. Arracher et réduire les surfaces de vigne, c’est diminuer automatiquement  les recettes de ces organismes. Mais dénoncer cette organisation n’est pas du goût des dirigeants. Alors que la profession est assez peu contrôlée dans l’ensemble, plusieurs vignerons girondins récalcitrants nous ont confirmé avoir reçu des contrôles inopinés (les douanes, la DGCCRF…) suite à leurs prises de position publiques. Jusqu’à 4 par an ! Si les langues se délient aujourd’hui, c’est parce que la crise est très grave et que nombreux sont ceux qui sont « au fond du trou ». 

Parcelle arrachée près de Bourg
Parcelle arrachée près de Bourg/Gde

Endettement

Revenons à notre vigneronne et son refus de se laisser entraîner dans la spirale. Vendre au négoce est selon elle la pire des solutions car le vigneron se prive de la possibilité de valoriser en vendant à la bouteille. “Moi je préfère ne produire que ce que je vends. C’est logique ! Et non pas produire pour vendre à 800 € et dans peu de temps ce sera encore moins. Les Bordeaux c’est 650 € … c’est moins cher que la distillation ! ». Il vaut mieux en effet, pour un viticulteur dont les parcelles n’ont que l’appellation « Bordeaux », vendre son vin à la distillerie qu’au négociant. On marche sur la tête !

L’endettement permanent des viticulteurs les soumet pieds et poings liés au modèle agricole dominant de course au rendement (et donc à la chimie qui en est l’arme principale). Le Crédit Agricole n’est pas étranger à la résistance au changement de modèle. Il en est même un des principaux acteurs.

Manque de bras

Changer de modèle c’est d’abord « se concentrer sur la qualité de ce que l’on produit ». Mais il y a un problème crucial qui est celui de la main d’œuvre. Ce que nous confirme notre interlocutrice : « Il n’y a pas assez de main d’œuvre locale ». Alors les prestataires de service “les importent  de Tchétchénie, Bosnie Herzégovine, Europe centrale…et pendant le confinement, on a vu le résultat :  il n’y avait plus de main d’œuvre !”.

Avec 40 ou 50 ha, impossible de se passer de salariés supplémentaires, mais les difficultés de recrutement ne viennent-elles pas du niveau de salaire ?

“Evidemment, tu doubles le salaire, avec 3000€ brut par mois, ça c’est sûr, tu vas les trouver les gens, ! Mais déjà, les gens non-qualifiés sont au Smig minimum, et il y a des primes de précarité, etc.. Des salaires plus élevés, je suis pour, et pas seulement dans la viticulture, mais il faut pouvoir payer ! Et ce n’est pas en vendant au négoce avec une marge négative que tu peux les payer plus cher, par contre si tu vends avec une marge correcte  tu auras de bons collaborateurs et heureux d’élaborer un vin sain et de qualité !!! ” 

Nous évoquons la plateforme crée par le ministère de l’agriculture pendant le confinement Des bras pour nos assiettes, qui a reçu pourtant de nombreux appels mais qui n’a eu que peu d’effets : les emplois dans les vignes sont loin des villes et des transports en commun. Comment se déplacer ? Où loger ? “C’est sûr qu’il faut héberger les gens, créer des centres d’hébergement ! Il y a toute une activité à développer dans nos zones rurales autour de ces questions.  Quand tu viens lever, tu viens pour un ou deux mois, tu ne vas pas prendre un loyer”.

Cela tombe sous le sens, mais cet hébergement est loin d’être systématiquement organisé dans nos campagnes. Pire, des reportages récents ont montré les conditions indécentes de campement des saisonniers dans le Médoc et dans le Champagne. 

Au final, dans un contexte de crise aussi grave qu’aujourd’hui, on est en droit de se demander si la viticulture a un avenir. La génération des boomers part à la retraite dans des conditions très difficiles car les exploitations ne trouvent pas repreneur, et la génération suivante n’est pas là. Les jeunes ne veulent pas “trimer pour rien”, mettre en danger leur santé, et s’endetter à vie. “Les jeunes se détournent de ce magnifique métier”, se lamente notre interlocutrice, “quel dommage !” 

Un plan de restructuration du vignoble girondin s’impose, de toute urgence. De nombreux viticulteurs attendent des responsables professionnels et des pouvoirs publics qu’ils prennent leurs responsabilités. Mais sans attendre, on le voit, certains montrent le chemin.

Entretien réalisé le 6 juillet 2020