Néonicotinoïdes : de la dérogation à la dérèglementation

La famille des pesticides néonicotinoïdes (néonics pour les intimes) contient finalement assez peu de substances actives : acétamipride, clothianidine, imidaclopride, thiaclopride, thiaméthoxame, nitenpyrame et dinotéfurane. Ces sept molécules sont responsables d’une destruction incommensurable de la biodiversité depuis vingt cinq ans.

Ces pesticides sont interdits en France depuis le 1er septembre 2018 mais sous la pression du lobby agricole notamment des betteraviers, le gouvernement s’apprête à promulguer une loi permettant de déroger à cette interdiction. Ce projet de loi sera débattu à l’Assemblée nationale à partir du 5 octobre prochain. Voilà pourquoi APHG a adressé une lettre téléchargeable ici, dès le début du débat en commission, le 20 septembre dernier, à Mme Hammerer, députée du Nord-Gironde, pour lui demander de ne pas voter ce texte.

Lettre à la députée de la 11e circonscription de Gironde

Le problème des néonicotinoïdes ne date pas d’hier et il est le résultat d’une suite de dénis et d’aveuglements inadmissibles. En voici les grandes lignes :

De nombreuses alertes

  • 1994 : les premiers signaux d’alerte sont envoyés par les apiculteurs qui signalent la disparition d’abeilles, dans la région du grand Ouest en France, en bordure de grandes cultures.
  • 2003 : 7 ans plus tard, Jean Glavany, Ministre de l’agriculture, se décide enfin à former un groupe d’experts (CST) alors que les alertes se sont multipliées chaque année. Le CST a rendu ses conclusions en 2005, donnant raison aux apiculteurs qui accusaient les néonics.
  • 2011 : la Commission européenne demande à l’EFSA d’évaluer les études sur la foi desquelles les néonics avaient été autorisés. Publiées en 2012, les conclusions sont cohérentes avec celles du CST français : « Ni la toxicité sur les larves, ni les effets à long terme sur les colonies, ni la toxicité chronique sur les adultes, ni la toxicité sublétale – par exemple, lorsque les abeilles sont désorientées et ne retournent pas à leur ruche – n’avaient été étudiés avant la mise sur le marché ». Ce rapport aboutira au moratoire partiel de 2013.
  • 2017 : une étude conduite par Caspar Hallmann et son équipe qui a mesuré pendant 27 ans la quantité d’insectes volants sur 63 points de mesure en Allemagne et leurs résultats indiquent que la biomasse de ces insectes a chuté de 76 % ! 
  • 2018 : une méta-étude collecte toutes les données sur la disparition des insectes dans le monde et arrive à la conclusion : près de 40 % des insectes sont en déclin et 30 % des espèces sont menacées. Ce qui représente une perte annuelle au niveau mondial de 2,5 % de leur biomasse.
  • 1er juin 2018 : Dans la revue Science, plus de 200 spécialistes mondiaux appellent à interdire sans délai les néonics.
  • février 2019 : La FAO (organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) publie un rapport très alarmant sur la biodiversité (pour la première fois) : 1/5eme des surfaces végétales terrestres connaissent depuis deux décennies une chute de productivité.
Appel des apiculteurs sur l’esplanade des Invalides le 24 septembre dernier

La saga de l’interdiction

Europe

  • fin 2013 : Les néonics font l’objet d’un moratoire partiel en Europe: trois molécules (l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame) sont interdites sur la plupart des cultures (tournesol, maïs, colza), sauf sur les céréales à paille l’hiver, et sur les betteraves.
  • Avril 2018 : les Etats membres adoptent, sur proposition de la Commission, l’interdiction de trois néonics clothianidine, imidaclopride, thiaméthoxame prolongeant ainsi le moratoire, tout en le généralisant à toutes les cultures de plein champ, seul l’usage sous serre restant autorisé.
  • Janvier 2019 : Pour la vingt-cinquième fois, depuis la publication, en 2013, du document d’orientation de l’EFSA relatif à l’évaluation des risques des pesticides sur les abeilles, les Etats membres ont refusé d’adopter la proposition de la Commission de révision des protocoles d’évaluation et d’interdiction complète des néonics.
  • septembre 2020 : l’EFSA s’apprête à réformer le protocole d’évaluation des risques que présentent les pesticides pour les butineuses. En juillet, une majorité d’Etats membres ont choisi le protocole considéré comme le moins protecteur par les ONG. Celui-ci consiste à considérer comme acceptable une réduction de la taille d’une colonie d’abeilles exposée à un pesticide, si cette réduction demeure comprise dans une « fourchette de variabilité naturelle ». Et tenez-vous bien, cette fourchette sera calculée grâce à un algorithme développé par le géant agrochimique Syngenta !!!
La Une du site de Syngenta France avec pour slogan : contribuer à accroître la biodiversité

France

  • Malgré le moratoire européen de 2013 les tonnages des cinq principaux « tueurs d’abeilles » vendus en France sont passés de 387 tonnes en 2013 à 508 tonnes en 2014, soit une augmentation de 31 %.
  • juin 2016 : Vote de la loi biodiversité qui interdit l’utilisation des néonics à partir du 1er septembre 2018 sur l’ensemble des cultures, « y compris les semences traitées avec ces produits ». Elle précise cependant « que des dérogations (…) peuvent être accordées jusqu’au 1er juillet 2020 par un arrêté conjoint des ministres chargés de l’agriculture, de l’environnement et de la santé ».
  • juillet 2016 Les députés Les Républicains (LR) saisissent le Conseil constitutionnel sur le projet biodiversité, adopté au Parlement.Le groupe LR conteste quatre articles (sur 174) du projet de loi, en particulier celui inscrivant dans la loi le principe de « non-régression » de la protection de l’environnement, et celui interdisant l’usage des néonics. Echec.
  • 2017 : nouvelle bataille contre le sulfoxaflor et le flupyradifurone qui ne sont pas classés néonics tout en ayant les mêmes caractéristiques qu’eux. Ils agissent sur le système nerveux des insectes en inhibant les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine.
  • 2018 1er aout : un décret précise que dans le cadre de l’application de la loi sur la biodiversité, la clothianidine, l’imidaclopride, le thiaméthoxame, la thiaclopride et l’acétamipride ne pourront plus être utilisés. Le sulfoxaflor et le flupyradifurone ne sont pas dans la liste, au grand dam des apiculteurs.

Epilogue

Dans une tribune publiée le 23 septembre dans le Monde dernier un collectif de 150 personnalités politiques s’alarme :

La France a été le premier pays au monde à interdire les néonicotinoïdes, par la loi de 2016 sur la biodiversité. Notre pays avait ainsi entraîné l’Europe qui, en 2018, a décidé de mettre fin aux autorisations des substances les plus utilisées.…/…

Le projet de loi qui sera examiné le 5 octobre à l’Assemblée nationale constitue bien plus qu’un reniement. Il crée un précédent : désormais, il suffira d’une difficulté économique dans un secteur pour justifier une annulation des mesures prises précédemment.

Ce projet de loi est basé sur des arguments obscurantistes, niant les conclusions de centaines d’études scientifiques sur la toxicité aiguë des néonicotinoïdes et leur caractère incontrôlable dans l’espace et dans le temps. Il repose sur un mensonge : présenté comme destiné à ne combattre que la jaunisse de la betterave, il sert de cheval de Troie pour une remise en cause bien plus fondamentale de la loi.

Ainsi, le texte du gouvernement prévoit qu’un simple décret pourra autoriser des substances néonicotinoïdes jusqu’ici bannies de France et que des dérogations, permettant l’utilisation de produits interdits eux en Europe, pourront être accordées à tous les types de productions, sur tout le territoire national.

S’il est adopté, ce texte mettra à bas des années de combats, portés en particulier par les apicultrices et les apiculteurs et les associations environnementales, qui avaient réussi à convaincre une majorité de parlementaires, par-delà les sensibilités politiques.

Vous aussi, n’hésitez pas à écrire à votre député.

Vous trouverez l’adresse des députés de Gironde sur cette page.

NB : nous avons tiré la plupart des informations scientifiques et historiques de cet article de l’excellent ouvrage du journaliste Stéphane Foucart, paru en 2019 : Et le monde devint silencieux Comment l’agrochimie a détruit les insectes.