Souvent, lorsqu’on fait l’historique de l’usage des pesticides dans le grand public, ce sont les années 50 qui sont mentionnées comme moment charnière. D’une part, l’urgence de retrouver une autonomie alimentaire et la nécessité de “rattraper le retard vis à vis des E.U.”, sous les auspices du plan Marshall ont été des facteurs importants. D’autre part le redéploiement des industriels de la chimie est mis en avant : ceux qui, comme IG Farben – dont Bayer est une émanation – s’étaient développés grâce à l’économie de guerre voire l’économie de l’holocauste. Rappelons au passage que leur “produit phare”, le zyklon B, a été utilisé pour exterminer près de 6 millions de juifs.

La chimie agricole a pourtant commencé dès le XIXe siècle (la bouillie bordelaise date de la 2ème moitié du siècle) et la recherche agronomique pour améliorer les semences date de la même époque (Vilmorin). Ce sont des maisons privées qui portent ces évolutions et la recherche publique est alors très modeste, d’autant que l’expansion de l’empire colonial sous la IIIe République compense les aléas de l’agriculture métropolitaine. Jusqu’en 1940 l’immense majorité des paysans français produit et sélectionne ses propres semences à partir de la récolte précédente. Les semences ne sont pas encore un bien marchand et l’usage de ce qu’on appelle aujourd’hui les intrants est très limité.

Deux historiens, Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas* se sont interrogés sur la façon dont les « phytogénéticiens » ont pris le pouvoir et ont imposé un virage à 180° de notre agriculture. Dès le lendemain de la crise de 29, des cercles de technocrates éclairés s’étaient constitués pour commencer à imaginer la planification agricole. Des pratiques dirigistes s’étaient mises en place et avaient perduré sous le Front Populaire. En ce qui concerne le développement de l’usage d’intrants en agriculture, ce n’est pas après la guerre que ce virage a lieu selon ces chercheurs, mais sous Vichy, à partir des années 40.

C’est à partir de ce moment-là en effet que la profession est organisée en une « corporation paysanne » par Pétain. Il s’agit d’installer la profession comme interlocuteur cogérant et tous ceux qui, depuis cette date, ont essayé de réorienter l’agriculture ont pu mesurer le poids, voire les pesanteurs – de ce dispositif. En 1941, Pétain s’est engagé – en secret – à livrer 600 000 tonnes de pommes de terre à l’Allemagne au titre de l’effort de guerre. Un régime d’imposition est alors organisé (sans que la vraie raison en soit rendue publique). Les cultivateurs, encadrés par la corporation agricole, s’engagent à livrer toute leur récolte en échange d’une prime de 20F/quintal en sus du prix fixé, et d’un accès prioritaire aux intrants

Les premiers plants fournis sont cependant de mauvaise qualité. Un service de l’expérimentation est alors créé, dirigé par un certain Charles Crépin, et ce service est mobilisé ainsi que le GNIS (Groupement national interprofessionnel des semences) pour produire et multiplier des plants de qualité. Les récoltes des agriculteurs sous contrat sont examinés par le GNIS qui dispose d’un millier de contrôleur en 43 !

Après la guerre, cette expérience fondatrice va se généraliser et s’étendre sous la férule de Crépin. Son collègue Bustarret (qui lui succèdera à la direction de l’INRA) va dresser la liste des variétés autorisées, nettoyer les registres des variétés jugées sans intérêt. L’idée d’une épuration s’est imposée aux espèces végétales, au moment où Vichy avait confié à l’eugéniste Alexis Carrel (celui que Bruno Mégret qualifie de « premier écologiste ») la “Fondation pour l’Etude des Problèmes Humains” qui deviendra l’INED. L’Allemagne avait vu la même évolution avec 348 espèces de blé d’hiver autorisées dans son catalogue de 1934, réduites à 45 espèces en 45.

Crépin et son groupe de phytogénéticiens obtiennent la création de l’INRA en défendant le projet d’une recherche finalisée, proche des agriculteurs, en continuité avec la modernisation de l’agriculture (soutenue par Bustarret). Dans le même temps, un certain nombre de chercheurs (dont Lefèvre de l’IRA, Lemoigne de l’Institut Pasteur…) défendent l’idée d’une recherche indépendante intégrée au CNRS. Frédéric Joliot, directeur du CNRS, soutient ces derniers mais le Ministre de l’Agriculture de l’époque est confronté à la pénurie et à la persistance du marché noir.

L’INRA s’éloigne complètement du CNRS à partir de 46, avec Crépin à sa tête. Dans le pilotage de la production agricole, c’est la logique de l’ « interlocuteur cogérant » qui perdure aujourd’hui encore, avec un pouvoir démesuré donné aux corporations agricoles qui fait dire à tant de commentateurs étrangers qu’en France, le vrai ministre de l’Agriculture est la FNSEA, syndicat étendard de ce corporatisme.

*Christophe Bonneuil & Frédéric Thomas, Gènes, pouvoirs et profits : recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, éd. Quae, Versailles, 2009.